Très chère Dominique
Texte d’Isabelle Carpentier, lu lors du party de départ de Dominique Violette, notre directrice générale des 25 dernières années.
Très chère Dominique,
Ce n’est pas de la manière qu’on se l’imagine que les histoires commencent.
La nôtre a démarré il y a seize ans et demi, dans un bureau du Carrefour.
Toi, calme, solide, accueillante, et reine incontestée des facéties de bureau (ce que j’allais rapidement découvrir).
Moi, intimidée, fébrile, curieuse.
Tu m’as tendu la main. Tu m’as engagée, oui — mais surtout, tu m’as fait une place. Tu m’as fait confiance, invitée à emprunter la route du festival. Et quel Périple ça aura été!
Depuis ce jour, on a partagé bien plus que du travail.
On a traversé des saisons, des virages, des nuits blanches, des premières et des dernières.
On est devenues, à notre façon, des femmes dans la traversée du siècle (un quart pour toi pour être plus précise). Dans la tendresse, le chaos, le son du silence, la fureur ce qu’on pense et aussi les bouffonneries de corridor. Et des vacances au bord de l’eau, aux Îles de la Madeleine avec Lyne, à découvrir et se découvrir.
Ton rôle n’était pas de monter sur scène.
Et pourtant, tu en as habité chaque planche.
Tu étais la sentinelle, celle qui ne s’impose pas, mais qui veille.
Celle qui avance dans la ligne de nuit, même quand le doute est là, même quand ça tangue.
Avec la même élégance que celle d’un équilibriste qui jonglerait avec des dossiers de subvention, des activités-bénéfice et des nombres, tout ça dans le milieu du désordre.
Tu as dirigé avec un savant mélange unique de rigueur et de confiance,
en laissant toute la place à l’élan et au génie des autres.
Tu savais que le Carrefour, ce n’est pas seulement un alignement de productions.
C’est un organisme vivant, imprévisible, parfois fragile, souvent sublime.
(Et parfois un peu coquin, comme tes sourires quand un projet un peu fou voyait le jour.)
Avec toi, on a vu défiler des mondes entiers.
Un paysage, La Marea, Zulu Time, La montagne rouge (SANG).
Des âmes écorchées comme dans Incendies et Les Forteresses,
des gestes et des corps distordus comme dans Leo et In My Body,
des récits inclassables comme Tout comme elle ou Les aberrations du documentaliste,
des tragédies comme Rwanda 94, La Grande Guerre, L’Affiche,
des univers déjantés comme The Rise of the BlingBling, La nuit des taupes, Vie et mort du roi boiteux.
Des douceurs inattendues, aussi, comme Éloge du Poil, Germinal, ou Murmures des murs.
Tu avais un amour particulier pour La Méridienne, cette respiration singulière, ce pas de côté.
Tu te laissais porter par Eraritjaritjaka, ce musée des phrases, comme un écho à ton amour des mots choisis.
Et comment oublier Du serment de l’écrivain du roi et de Diderot — l’intelligence incarnée sur scène, dans ce frottement entre pouvoir et pensée libre.
Parfois, on avait l’impression de vivre dans Rearview, à regarder défiler les projets sans avoir le temps de freiner.
D’autres fois, on plongeait à deux mains dans Élargir la recherche aux départements limitrophes — à traduire, planifier, inventer, jusqu’à perdre le fil… ou le retrouver en riant (souvent à cause d’une de tes blagues).
On a croisé Lucy, Maurice, King Dave, Icaro, Yukie, Serge, Bibish, Madame Catherine, Kukum.
Des personnages entiers, troublants, beaux, tragiques et comiques à la fois.
On a dansé avec Eonnagata et les Garçons,
rêvé avec Novecento dans la chambre d’Isabella,
été ébranlées par La nuit juste avant les forêts et LACRIMA.
Et puis, il y a ceux que tu nommais souvent :
Les Marchands, avec cette humanité crue, presque nue.
Tragédies romaines, qui bouleversait les codes et les distances du rapport scène/salle.
El final de este estado de cosas redux, qui montrait le chaos et la beauté du monde dans un cercueil de bois.
La omisión de la familia Coleman, drôle et tragique, absurde et lucide, comme certaines familles qu’on reconnaît un peu trop bien.
Et Angle Mort — ce regard inattendu, suprenant, qui reste longtemps en mémoire.
Tu as laissé entrer Le Moine noir, Phèdre!, La Mouette, Hamlet,
puis Ganesh, Post Humains, et jusqu’à L’après-midi tombe quand tes biscuits se ruinent —
un titre qu’on ne comprendra peut-être jamais,
mais qui, comme toi, a le mérite de faire sourire… et réfléchir.
Et bien sûr, tu étais là, émerveillée, devant Kiss & Cry et Cold Blood,
où chaque doigt devenait un danseur, chaque lumière, une larme suspendue.
Et transportée par E se elas fossem para Moscou? (Et si elles y allaient à Moscou) —vibrant de féminité et de plaisir.
Tu as fait du Carrefour un lieu où la beauté, la chaleur et la mort pouvaient cohabiter.
Un lieu où le virus et la proie pouvaient être nommés sans peur.
Un lieu où Not one of these people – Pas une de ces personnes pouvait enfin être entendu.
Tu as permis à la ville de rêver éveillée avec Où tu vas quand tu dors en marchant…?
Ce projet poème, ce labyrinthe nocturne devenu signature du festival.
Tu l’as porté avec patience, conviction, et cette foi tranquille en l’impossible réalisable.
Ce que tu as bâti, Dominique, pendant 25 années, c’est un jardin des potiniers,
où les artistes, les technicien·nes, les diffuseurs, les collègues —
nous tous — avons pu prendre racine, oser, tomber, recommencer.
Tu n’as jamais cherché la lumière pour toi seule.
Mais aujourd’hui, on t’y place doucement.
Parce que derrière chaque rideau levé, chaque pari artistique, chaque moment suspendu,
il y avait ta confiance.
Et ton regard neuf.
Alors oui, aujourd’hui, le spectacle change. Nous voilà rendus au moment où tu quittes l’organisation et tu t’apprêtes à découvrir – et on te le souhaite durant des années – ce que ça fait d’avoir enfin du temps pour soi. Dans ton Hidden Paradise, lieu que nous tiendrons Secret mais qui nous manquera lorsque viendra le temps de célébrer la fin du festival.
Peut-être que tu reliras Cendrillon,
que tu t’en iras rejoindre Agamemnon in the Ring,
ou que tu réciteras Par coeur, nos facéties de bureau, en souriant doucement.
Peut-être que tu t’inventeras un nouveau rôle dans Belles-Sœurs, en chantant comme tu sais si bien le faire.
Et si jamais l’ennui se pointe le nez, rappelle-toi toujours qu’il ne faut pas grand-chose pour ajouter un peu de tendresse, bordel de merde!
Mais tu ne quittes pas le Carrefour complètement. Tu y as laissé des traces indélébiles.
On continuera à voir passer des :
- Je veux faire un attentat poétique dans un conteneur avec un plancher en garnottes!
- J’ai besoin de 1500 tonnes de vêtements sur la scène et un bassin d’eau!
Pis on va se dire : « Est-ce qu’on peut vraiment faire ça? »
Et on va continuer d’entendre ta voix, ta manière ferme et assumée de dire : « Pourquoi on le ferait pas? Faisons-le, ensemble! » Jusqu’à ce qu’on meure, j’en ai bien peur 😊
Alors non, Dominique, on ne se quitte pas.
On te dit simplement :
Merci d’être là.
Et de l’avoir été.
Si pleinement. Si fidèlement. Si humainement.
Isabelle Carpentier
